Intervention aux journées « Psychanalystes et travailleurs sociaux en institution : reste-t-il encore des libertés face aux astreintes »organisées par le département de travail social de l’ALI
Pour les psychanalystes et travailleurs sociaux en institution : reste-t-il encore des libertés face aux astreintes ? Je voudrais tenter d’amener dans le travail de ces journées une contribution à la question posée dans le titre de notre argument en répondant d’emblée à cette autre question posée : les psychanalystes et les travailleurs sociaux sont-ils interpelés par la question de l’institution ?
Je répondrai oui, ils sont déjà interpelés et surtout partie prenante. De l’institution nous en avons une, nous les parlêtres et plus précisément, pour ceux qui sont dans le « souci de l’autre », qui se soutiennent de la relation dans leur action, Freud l’a nommé, cette institution : elle s’appelle le transfert, c’est-à-dire, institué et instituant, ce qui fonde la dynamique de la relation. Le transfert s’institue d’une demande faite à quelqu’un pouvant répondre en tenant compte de l’épaisseur de la dimension intersubjective c’est-à-dire en tenant compte de l’au-delà de la demande telle qu’elle est formulée.
Les psychanalystes et les travailleurs sociaux sont donc bien interpelés par la question de l’institution ; je rappellerai en suivant la voie frayée par Freud que, dans cette institution, il n’y a pas d’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie collective ou de masse. Lacan encore plus radicalement subvertissait la dimension de l’inconscient en disant : « l’inconscient c’est le social, le politique »
Donc dans cette institution qui est le champ du langage et de la parole, comment préciser ce que nous apporte Freud et Lacan ? Comment avancer dans le social une pratique qui se tienne avec cette fichue institution du parlêtre ?
Premièrement, y aurait-il un sujet individuel et un sujet collectif, même sans opposition ? Nous adresserons nous à l’un ou à l’autre ? Y aurait-il complémentarité de l’un par l’autre ?une collectivisation de l’un par l’autre? Et bien non, il n’y a pas de sujet du collectif. Il faut donc en passer par une certaine logique, celle inhérente au champ du langage et de la parole qui est que l’universel ne peut s’atteindre que par le particulier. L’universel de l’humain n’est donc appréhendable qu’au cas par cas car on ne peut s’adresser à, on ne peut saisir un sujet collectif. La subjectivation du sujet ne se fait pas collectivement, cela a été tenté selon certaines idéologies collectivistes qui se sont révélés plutôt catastrophiques.
Deuxièmement, il n’y a pas de lien social qui instituerait un collectif qui tienne, s’il ne prend pas en compte la précarité structurelle du sujet, sa division subjective. Il y a toujours au-delà de la demande un désir du sujet qui , si l’on n’en tient pas compte, rabat l’humain au niveau du besoin cad d’une certaine animalité ou, autrement formulé, du consommateur moyen et anonyme ; ce qui ne réussit pas à faire lien social.
Les mutations actuelles d’une société démocratique, marchande, qui privilégie et assimile le bonheur pour tous à la consommation, dérivent du fait que le social n’est plus organisé ni réglé par le pacte qui vient fonder le rapport entre les sujets à savoir le pacte du langage, pacte qui noue le particulier au collectif.
Il y a donc erreur, quand la démocratie veut traiter ses maux, de viser le « tous » supposant un sujet collectif, annulant la différence entre les sujets dans l’égalisation pour tous, des demandes. Elle réalise ainsi une massification qui nourrit une économie moderne et mondiale qui propose l’objet unique, standardisé, pour tous, introduisant au niveau des sujets un « totalitarisme soft » comme le dit M. Czermack, tout en loupant les traitements de ses dysfonctionnements qui requièrent de restaurer de la division et du manque.
Dans ce contexte, beaucoup de travailleurs sociaux ne se retrouvent plus dans le travail social tel qu’il est aujourd’hui proposé : on pourrait parler d’une crise morale que je dirai plutôt crise d’identité et de légitimation.
Le travailleur social n’était pas en discordance dans son travail de « rapiéçage » comme le disait C. Melman, avec les valeurs qui organisaient la société et fondaient l’éthique de son acte, ce travail de couture se fondait, supposait que l’intégration sociale des individus, l’épanouissement personnel, cad un minimum de subjectivation, étaient deux faces d’une même médaille, comme le rappelait François Dubet.
Aujourd’hui son action ne se situe pas entre le sujet et le collectif : il se trouve devant des usagers et des clients comme un maillon instrumentalisé pour la réussite de dispositifs normalisés ou protocolisés, ce qui a pour effet de délégitimer l’engagement des TS, d’anéantir l’imaginaire de leur engagement qui se tient dans une position de transfert qui n’a pas sa place dans cette logique.
Je poserai cette question :
Ne sommes-nous pas en voie de passer du « malaise dans la civilisation » qui situait le rapport boiteux du sujet à son monde, d’un sujet comme il marche en déséquilibre permanent, dans une inadéquation à la totalisation de sa jouissance et à la collectivisation de son être, à l’ère d’une société réglée par l’économique dont les valeurs rabattues dans un idéal scientifique et consumériste , ne faisant plus cas, déniant le malaise fondamental et structurel du sujet, génère des maladies de la civilisation ?
Les TS sont confrontés, il me semble, aujourd’hui, au parallélisme entre les délitements du lien social tel que je viens d’en parler, qui n’est plus réglé par un pacte de langage, et la dégradation de la vie psychique de sujets dont l’organisation dans le langage est défaite.
Trois causes sont à référer à la mise en place de cette nouvelle ère :
1°) une désubjectivisation : Lacan avait anticipé ce que nous avons sous les yeux, annonçant la désubjectivisation comme l’aliénation la plus profonde du sujet scientifique, l’aliénation d’un sujet dans un monde où la science sert de référence et qui ne se valide plus de sa parole, un sujet errant, impuissant à soutenir son engagement et un choix singulier. La diffusion de la science, de son idéologie se maximise aujourd’hui dans la médicalisation des plaisirs et des jours, dans une médicalisation de l’existence qui bien sûr correspond à une mercantilisation du corps, du sexe et de la mort.
Cette médicalisation qui est un dispositif de masse (je ne cesse de faire un parallélisme avec les dispositifs sociaux qui se trouvent eux-mêmes infiltrés par les dictats de la science ) passe aujourd’hui d’une position préventive, hygiéniste et sécuritaire à une médicalisation prédictive et normalisante : on va dès la maternelle repérer et éliminer le futur délinquant. Il s’agit dans cette médico-socialisation du réglage de la jouissance de sujets devenus errant de n’être plus référés à leur parole. Ce réglage est le fait d’une science pseudo objective et bien prompte à éduquer, rééduquer et prévenir le sujet.
2°) l’imposition des jouissances par une société qui pousse à jouir de tout, tout de suite, qui court-circuite le parcours et le temps de subjectivation des sujets qui doivent trouver leur réglage par l’objet qui commande et qui les conduit dans une évolution toxicomaniaque qui privilégie le dopage, les désaffilie et amène à une totale déconnexion des sujets aux mots.
3°) la ségrégation et la précarisation des égarés, de ceux qui n’ont plus de crédit, que plus rien ne crédite, déchets de l’hygiénisme et de l’illusion du bonheur et de la réussite ; cette précarisation n’a plus rien à voir avec la précarité du sujet. On peut l’assimiler à une néantisation. Sylvie Zucca parle de « l’asphaltisation » des sujets que je formulerai comme une psycho-somatisation de la néantisation du sujet , point ultime où le corps n’est même plus articulé au langage.
Dans ce temps que je nomme un peu schématiquement, celui du « malaise dans la civilisation », les travailleurs sociaux avaient pour vocation de tenter dans un même mouvement l’intégration sociale et la possible restauration sociale pour le sujet. Quid de leur action dans cette nouvelle ère qui les place face au délitement du lien social et à la dégradation de la vie psychique, où on leur demande plus d’être les partenaires d’une contractualisation sociale, ou d’une vigilance et d’une normalisation sociale, et où le propre de leur travail, la relation, n’apparaît que comme label de qualité? Cela me fait penser à un jeu de mot d’un article du journal METRO , un gratuit qui titrait : « la médecine deviendrait-elle éthiquable ? », suggérant que dans la consommation de masse elle peut avoir un label de qualité mais elle a perdu son éthique. On pourrait dire de même que l’utilisation de la relation comme label de qualité rend le travail social éthiquable, ravalant le travail social à une offre marchande promotionnelle.
Les TS sont mis en porte à faux dans l’injonction de devoir régler ce que la société contemporaine ne cesse de promouvoir et d’encourager. On transfère sur eux la responsabilité de la mise en conformité aux normes ; par ex ils sont en charge de régler le logement pour tous, ce qui les met face à un impossible lié à la désubjectivisation même, qui, au delà du simple manque de locaux, pourrait s’énoncer sous l’idée que « celui qui n’a pas de moi n’a pas de toit »
Comment fonder la pratique de ceux qui aujourd’hui restent « dans le souci de l’autre » , qui comme praticiens doivent tenter de rendre compte, de saisir le réel où il intervient et où lui-même est partie prenante ?
Car bien sûr, il ne s’agit pas de sauver le symbolique d’une société qui se défait mais de prendre en compte les effets pour les sujets d’une a-symbolisation du social .
La réponse ou plutôt la contribution que je peux modestement proposer à cette vaste et dramatique question m’a été donnée par une directrice de CHRS : lors d’une formation de l’AMC PSY subventionnée par la CPAM intitulée « Alcool, dépression, précarité », cette personne me lance : « moi, j’ai ma clinique ! »
Vous comprenez par rapport à ce que je tentais de formuler en préambule que par rapport à l’alcool, la dépression et la précarité qui sont des symptômes de la modernité qui articulent et conjoignent intimement les problématiques individuelles et sociales, cette directrice avait une clinique, ce qui nous a permis d’échanger et d’avancer l’une et l’autre dans l’élaboration et le renouvellement de notre pratique.
Une deuxième expérience est liée à la mise en place du Service Appui Santé à la DASES de Paris qui nous a permis d’avancer, l’équipe du SAS et les travailleurs sociaux, ensemble. Le service appui santé le SAS a été mis en place sur la constatation (et c’est là le libellé du marché, car ça s’appelle un marché vous aurez bien noté qu’il ne s’agit plus d’une analogie) que « la souffrance psychique est un frein à l’insertion ».
La souffrance psychique, voilà donc un concept qui irrigue le travail social, qui, me semble-t-il, traduit à la fois une médicalisation de l’appréciation du réel et le parallélisme entre le délitement du lien social et la détérioration de la vie psychique. Il faut apprécier la pertinence de ce diagnostic de la DASES. Le terme de « souffrance psychique » est ce qu’il est, je ne vais pas en discuter : il traduit pour moi, les manifestations psycho-somatiques de la désubjectivisation, de l’errance et de l’exclusion.
La misère sociale prend le visage de la souffrance psychique, débordant les travailleurs sociaux dans les outils même de leur pratique. Le travail que nous avons mené, l’équipe du SAS et les travailleurs sociaux, a consisté au cas par cas à apporter aux travailleurs sociaux les éléments d’une clinique du sujet qui parfois permettait de réorienter autrement une problématique sociale et parfois de ne pas en rajouter, par une action qui se voulait bienveillante, à la désubjectivation et à l’exclusion.
Ce travail du SAS modeste au cas par cas dont les travailleurs sociaux ont reconnu en quoi il était un véritable soutien pour leur intervention ne peut rentrer dans les procédures d’évaluation et de contrôle de l’énarchie et demande à ceux qui le commandite un acte de confiance sur les moyens mis en place : nous étions dans des pratiques de transfert . Vous comprendrez bien que l’évaluation des résultats est bien problématique et non mesurable, car cela demande de la confiance et non de l’évaluation , ce que supportent de moins en moins et n’imaginent même plus les entrepreneurs du social qui aujourd’hui gèrent les appels d’offre dans les administrations concernées.
On enseigne aux infirmières à récuser l’empathie face aux malades ; la relation privilégiée des TS avec ceux qu’ils aident est sujet de méfiance, d’être fondamentalement inévaluable. Cela concourt à « l’anonymisation » des assistés et à leur migration dans des parcours d’errance au travers des institutions.
En cela réside la maltraitance autant des sujets aidés que des travailleurs sociaux qui subissent et assistent dans ces dispositifs d’exclusion à l’effondrement de l’imaginaire qui soutenait leur travail. J’ai évoqué hier le « burn out » pour les médecins, traduit en français par syndrome d’épuisement, le « burn out » a fait l’objet dans les années 1980 d’une étude dans le travail social, car il touchait des éducateurs en milieu ouvert. Il s’agit dans cet épuisement de quelqu’un qui se trouve pris en étau entre une impuissance maxima et une perte de légitimité totale qui de mettre en question son existence porte atteinte à sa vie.
J’avais précédemment évoqué un texte de Mme de Robertis lors des précédentes journées sur « le contrat peut-il se substituer à la loi ? » à propos des nouvelles formulations de la contractualisation des pratiques sociales et cela semble tout à fait corroborer les propos d’Elizabeth Ola.
Voila le texte, le début « le contrat avec les usagers se construit sur une série de principes à la fois éthiques et opérationnels »
Tout va très bien jusque là et puis le texte se met à parler de :
« Premièrement, la participation active des intéressés à la résolution de leur problème… »
Et cela se poursuit par :
« la reconnaissance des personnes en tant que sujets actif, membre à part entière, citoyens porteurs de droits fondamentaux ».
Cette planification abstraite et séduisante, il faut le remarquer, préconisait un travail intensif et de courte durée.
Il me semble que l’on peut y reconnaître en quoi réside la maltraitance à l’égard des travailleurs sociaux : dans le déni total de la dimension du symptôme, des problèmes, de la maladie, de l’impuissance de celui qui demande et donc qui constitue la non reconnaissance et une délégitimation de la dimension subjective de leur travail.
Note d’humour s’il est possible : ce modèle de contractualisation à l’américaine est désigné sous l’acronyme ACIER, Action Concrète Identifiée, Echéancée, Réalisée ; Voilà bien dévoilée cette « logique de fer » de ce totalitarisme ainsi nommée par Lacan et reprise par JP Lebrun.
J’avancerai donc, comme me l’avait formulé cette directrice, que la pratique des travailleurs sociaux doit s’appuyer sur une clinique du social qui se soutient d’une clinique du sujet qui était antérieurement sous entendue et sans discordance avec leur pratique, et qui doit faire aujourd’hui l’objet d’une formulation, d’une formalisation leur permettant de s’assurer de leurs actes.
Elle doit aussi leur permettre de résister à la fois à la violence ambiante ; n’oublions pas la parole de Lacan : «Là où la parole se défait commence la violence », violence des sujets défaits du langage, violence des missions qu’on leur impose en les expulsant de ce qui leur permettait de les réaliser. Il s’agit aussi de résister à la massification des dispositifs qui les instrumentalisent.
Il s’agit en effet pour les TS en ces temps qu’ils ne soient pas trop égarés, eux aussi, en définissant la place, le lieu à partir duquel ils vont pouvoir soutenir et conduire la relation, qu’ils mesurent l’impact de la relation dans le projet d’assistance en sachant aussi qu’intervenir pour l’autre n’est pas sans effets ( toujours cette fichue institution du transfert qui si elle est déniée à les plus mauvaise conséquence pour l’autre); il s’agit encore qu’ils puissent garder une certaine adéquation de leur regard au réel qui s’impose en ayant l’idée qu’il ne s’agit pas d’objectivité mais d’interprétation, c’est-à-dire qu’ils puissent apprécier, situer l’autre, celui qui s’adresse à eux, savoir là où il en est dans le procès de subjectivation ou de désubjectivation et mesurer l’état de son inscription dans le champ du social et le processus d’aide proposé. Par exemple , pour être concrète : le dispositif de carence du RMI est-il une mesure sanction qui peut avoir quelque efficace de s’appliquer à un psychotique ?
Il s’agit donc à travers une clinique de rendre lisible leur pratique et d’avoir quelques connaissances de la psychopathologie qui n’a plus d’asile et qui se trouve aujourd’hui déversée dans la rue.
Il s’agit enfin d’une clinique qui leur permettra de se situer par rapport à la folie des dispositifs, par rapport aux excès dans l’assistance ; il s’agit, aussi, paradoxalement de situer parfois et de ne pas oublier un minimum de soin, de devoir social des représentants du social pour le sujet, ce qui est tout autre que de rentrer dans un procès en victimisation.
Cela suppose aussi quelques astreintes : astreintes pour être libre ; pas moyen de procéder autrement avec la liberté. Cela suppose par ex de se doter de ce qu’Hippocrate, il y a deux mille ans, avait trouvé fondamental (je rappelle que dans le travail social le législateur a inscrit le secret professionnel comme condition de l’exercice) .
Donc Hippocrate fondait la pratique sur quoi ? sur la disparité des places, car il s’agit de préserver pour l’autre la place de celui à qui l’on s’adresse afin que puisse s’envisager, s’interpréter ce qui est en jeu dans ce qui est demandé. Cette disparité même des places que l’on veut effacer démocratiquement ou bien figer dans une mécanisation des dispositifs qui allouent aux travailleurs sociaux des places opérationnelles. On a souligné, aussi hier que l’interprétation qui se joue de sujet à sujet est seule apte à préserver l’espace de liberté nécessaire à toute pratique qui supposant et préservant dans l’autre un sujet, permet d’envisager ses dimensions, celles de la demande, du besoin et du désir.
Donc dans le dispositif Hippocratique (après tout cela en est un !) le transfert s’installe bien automatiquement et surprend les sujets ; c’est pourquoi il vaut mieux être averti ! donc dans ce dispositif : disparité des places, secret professionnel, interprétation, il ajoute un interdit, celui de ne pas jouir de l’autre, de ne pas le voler, de ne pas l’escroquer ; Hippocrate faisait déjà référence dans son serment à une capture de type incestueuse : il s’agit en effet pour tout praticien, de ne pas être méconnaissant sur cette jouissance illicite qui pourrait envahir son engagement et la relation à l’autre ; cela peut aller du voeux réparateur à une demande de complicité ou un fantasme de toute puissance qui méconnaîtrait les causalités multiples.
Mais j’anticipe certainement sur ce qui va être dit ,lors de la table ronde, sur la fonction de l’écrit dans le travail social. Toutefois avant de terminer, je préciserai que tous les dispositifs de plus en plus nombreux qui se déploient sans respecter les principes éthiques élémentaires que je viens de rappeler peuvent à des degrés divers être qualifiés d’escroquerie.
Pascale Belot-Fourcade