L.Sciara, psychiatre, psychanalyste
Ils courent, ils courent les projets. Le travail en institution passe dorénavant par une mise en série de projets. Ils foisonnent au point de constituer la vitrine officielle de l’institution, quelle qu’elle soit, le témoin de son activité, de sa cohérence et de son dynamisme. Qu’y aurait-il alors à objecter ? Pourquoi ne pas interpréter, après tout, ce déferlement de projets comme l’indice d’une vitalité des institutions ? En quoi, a contrario, serait-ce une manifestation de leur malaise, de leur « déclin » pour reprendre le terme qu’emploie le sociologue François Dubet dans son livre (1), encore qu’il l’introduise avec beaucoup de nuances ? Sans doute parce que ce trop plein de projets relève d’un activisme préoccupant et qu’il interroge plutôt sur l’état actuel de nos institutions. Il est alors opportun de se questionner sur les raisons de cette évolution et d’envisager les répercussions que cela engendre dès à présent et à plus long terme. Mais, au préalable, une distinction est nécessaire entre les projets propres à l’institution et ceux qui concernent les personnes qui en dépendent et leurs situations particulières. Qu’il y ait d’une part les projets institutionnels, et d’autre part des projets individuels de tous ordres qui se spécifient en fonction du type d’institution (projet social, projet éducatif, projet personnalisé de scolarité, projet de vie, projet thérapeutique …), ne peut nous leurrer sur le fait qu’ils soient étroitement intriqués dès lors que se noue un lien entre les individus concernés par un projet (qu’ils soient des usagers, des patients ou qu’ils relèvent d’autres dénominations) et les professionnels occupant diverses fonctions dans l’institution en cause. D’une manière générale, le projet singulier dépend de celui de l’institution, pour ne pas dire qu’il est assujetti à ses prérogatives, quand bien même les intervenants au titre de l’institution peuvent aider à le modeler avec souplesse au cas par cas, en fonction des motivations, mais toujours dans les limites de ce qui est imposé par le cadre institutionnel.
Une place de clinicien
Mais alors pourquoi, de ma place de clinicien, insister sur la notion de projet ? Quels en sont les enjeux repérables ? Comment expliciter cette systématisation qui s’impose comme une évidence dans les discours sociaux ? Dans quel contexte socio-économique, politique, culturel pouvons-nous situer cette tendance ?
Si nous sommes donc soumis actuellement à une déferlante de projets au sein de toutes les institutions, il est clair que cet impératif à les produire est une modalité d’accréditer leur bien-fondé, leur bonne qualité, leur dynamisme, leur fonctionnement et surtout leur légitimité. Faute d’évaluation des pratiques, d’une démarche « qualité », de perspectives sous forme de projets labellisés et autres contrats d’objectifs, il n’y aurait plus ni crédits alloués, ni raison d’être, ni salut pour une institution. Certes, nous en connaissons la double logique. D’une part, l’omni-prévalence d’une marchandisation de notre tissu social qui induit une mise au pas de l’ensemble des institutions, sans discernement quant à leurs finalités et à l’histoire qui les a constituées, sur le modèle d’une logique d’entreprise qui prône la rentabilité, l’efficacité, le mérite, le toujours plus au nom de l’intérêt individuel et même, de façon plus pernicieuse, de l’intérêt collectif. D’autre part, une véritable attraction pour ne pas dire une fascination de l’objectivable, du rationnel, du démontrable qui trouve appui sur les techno-sciences dont la référence à un discours de la science supposé homogène, source de progrès et de rejet de tout obscurantisme, se pose comme argument ultime au point de constituer aujourd’hui la référence incontournable, pour ne pas dire la garantie, qui donne l’illusion d’une certitude fondée et scientifique.
En tant que clinicien, j’interprète cette propension aux projets devenue hégémonique et se propageant tous azimuts comme la traduction sensible de l’infiltration, de la dissémination, de la solide implantation de ce que je qualifierai d’idéologie cognitiviste.
Effets du cognitivisme
Les sciences cognitives, et plus particulièrement la psychologie cognitive, ont envahi le marché et bel et bien gagné toute la vie sociale et institutionnelle car elles se conforment parfaitement aux épousailles des deux tendances les plus prégnantes de notre monde contemporain : le scientisme et le libéralisme économique. Qui peut encore contester ce cognitivisme ambiant qui imprègne désormais nos vies tant à l’échelle individuelle que collective ? Qui pourrait en minimiser l’influence dans les sphères familiale, professionnelle ou plus généralement sociale et politique ? Sans trop entrer dans les détails, il faut avoir à l’esprit que les sciences cognitives, regroupant initialement des disciplines multiples – neurobiologie, mathématiques, informatique, ingénierie, linguistique, psychologie -, sont issues principalement de la cybernétique (Norbert Wiener) – sa conception systémique avec ses mécanismes d’autorégulation – et des concepts mathématiques élaborés par Alan Türing qui ont été déterminants pour la création de l’ordinateur. En une cinquantaine d’années, elles se sont très largement diffusées et imposées dans l’ensemble du corps social, influant d’abord les milieux scientifiques, ceux du travail, les entreprises en l’occurrence, mais ne s’y cantonnant pas, se propageant dans les champs socio-culturel, éducatif, sanitaire (leur succès dans la psychiatrie actuelle dans les milieux universitaires, dans la formation des jeunes psys est indéniable…). Elles font valoir que la pensée humaine à l’instar de tout système cognitif est fondée sur un système complexe de traitement de l’information capable d’acquérir, de garder et de transmettre des connaissances. Cognitio de cognoscere est à la fois la connaissance en général et l’acte de connaitre, c’est-à-dire le processus qui y donne accès. Il en ressort qu’elles font partie désormais de notre patrimoine socio-éducatif. L’ordinateur comme machine issue du cerveau humain sert aussi de modèle à figurer un idéal de système de connexion qui serait un pur objet scientifique au point de constituer un paradigme du connexionisme. Les progrès de l’imagerie cérébrale exercent d’autant plus de fascination qu’ils laissent entrevoir que nous approcherions de plus en plus du décryptage de la pensée humaine. L’intelligence artificielle serait devenue l’outil susceptible de nous livrer un jour les secrets de ce qui nous donne accès à la connaissance et fournirait enfin les moyens de perfectionner la modélisation, mais aussi le rendement de la machine que constitue notre corps humain !
Ainsi, il n’est pas anodin que le réseau, la communication et non le langage (une communication conçue dans l’idée d’un langage universel, fait de signes et non de signifiants, potentiellement fondée sur des connexions pseudo-neuronales qui reposent sur une logique binaire), les bases de données, les programmes, les références…fassent partie désormais de nos représentations les plus actuelles. Et leur terminologie est présente dans tous les discours qui circulent, mélange de jargon cognitiviste et économico-gestionnaire.
J’avancerai que cette effervescence de projets est inquiétante, qu’elle est bien sûr significative d’un déni du champ de l’inconscient et même qu’elle précipite un mouvement d’homogénéisation de la prise en compte des individus, y compris au nom de la collectivité, et au détriment de leur singularité de sujet, au sens psychanalytique du terme, en tant que sujet désirant soumis aux conditions des lois du langage, celles qui nous confèrent notre humanité. Je souhaite donc mettre l’accent sur l’influence majeure de ce cognitivisme mercantile ambiant qui contribue à cette tyrannie des projets dans la vie institutionnelle. Il se présente sournoisement, sous couvert d’une orientation et d’une méthode scientifiques, au service d’une éthique de la participation collective et individuelle, qui en appellerait à plus de responsabilité concertée sur des principes de régulation démocratique. Je soutiendrai l’idée que le ver est dans le fruit et, qu’a contrario de cette intentionnalité bienveillante et rigoureuse affichée, cette prolifération des projets contribue à la mise à mal, voire à un danger de perte de légitimité des institutions qui sont pourtant le socle de la représentation démocratique issue de la tradition républicaine dans un pays comme la France. (Et il s’agit évidemment d’un problème qui s’étend à l’échelle mondiale avec des variantes et des particularités géopolitiques.) J’ajouterai que l’enjeu se situe à ce niveau, qu’il va au delà d’une dimension de délabrement du service public à des fins libérales de privatisation et, pour ce qui serait spécifique à la situation politique française, d’une restriction progressive des fonctions de l’Etat à ses seules obligations régaliennes (justice, finances, défense, police) à l’instar d’autres formes de République. C’est bien l’institution en tant que telle, pilier de la démocratie, qui est menacée, ou du moins est-elle en voie de remaniement dans ses fondements (principalement le siècle des Lumières et la Révolution française).
Des projets humains ?
Cependant, il va de soi que des personnes en difficulté puissent anticiper un projet pour améliorer leur sort. Cela n’a rien d’extraordinaire. C’est même tout à fait banal pour chacun dans son quotidien, quel que soit son état d’esprit, humainement parlant. Que ce soit l’indication d’un souhait, pour ne pas dire d’un désir singulier, n’en participe pas moins d’une responsabilité personnelle qui n’est pas critiquable. Ce serait plutôt encourageant.
Le projet désigne depuis le XVII ème siècle l’idée que l’on met en avant et le plan proposé pour la réaliser. Il s’agit d’une construction dans la perspective de jeter « au loin » une idée, de mettre en chantier sa conception. Il est aussi intéressant de rappeler qu’étymologiquement (2) le sens premier de « jeter » renvoie à l’action de dresser un premier état, de rédiger un premier relevé….des comptes et se focalise même, au XVI ème siècle, sur le fait de l’écrire !
Il y a ainsi de quoi méditer sur ce que véhicule un tel signifiant si on se réfère à la vie institutionnelle actuelle et à ses impératifs inflationnistes que sont le contrat écrit du projet et la bonne gestion des comptes, transparence oblige. Sans omettre la dimension de projection que tout projet suscite pour l’individu qui le concocte comme pour l’autre qui le recueille ou l’accompagne ou l’y incite. Autrement dit, c’est un projet pour qui ? Pour quelle(s) finalité(s) ? Dans quel registre ? Au nom de quel idéal ?… Pour l’exprimer analytiquement, un certain nombre de questions affleurent : qui est porteur du projet ? Est-ce vraiment le sujet qui l’énonce ? A quel Autre s’adresse-t-il ? A quel désir de l’Autre répond-il et se plie-t-il ? De quelle demande de l’Autre le dit projet émerge-t-il ?
Dès lors, il est essentiel d’interroger la logique d’un projet, ses déterminations, ses effets supposables au cas par cas. Tant qu’elle se réduit à une dynamique individuelle, il appartient au « projeteur » de s’en débrouiller. Mais cela se complique lorsque la personne en appelle à des tiers qui interviennent pour des institutions. Les dits projets ne sont plus alors seulement des velléités, des élucubrations virtuelles, les traces de la subjectivité d’une personne qui ferait des plans sur la comète. Ils prennent un caractère plus solennel, plus effectif, dans un échange relationnel qui engage un individu et un représentant de l’institution concernée. Ce dernier intervient moins à titre personnel qu’en référence à sa fonction et aux prérogatives des missions et objectifs de l’institution dont il dépend. Ce sont alors les enjeux transférentiels qui sont essentiels quand bien même le projet individuel s’inféode au projet institutionnel comme je l’ai déjà souligné.
Inflation du coaching
Cette inflation des projets diffuse, couvrant à présent l’ensemble du champ social puisqu’au delà de son implantation dans l’organisation, le management, les méthodes de formation dans les entreprises (toujours dans l’optique d’une rentabilité calculée sur des principes qui se voudraient objectifs et scientifiques), elle s’étend depuis une vingtaine d’années à la plupart des institutions. Les administrations centrales au service de l’Etat sont elles aussi passées au peigne fin du cognitivisme productiviste par souci de maîtrise et d’économie. Une information récente a retenu mon attention : la création du centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière dans le cadre de la gestion des ressources humaines. Sa finalité est l’accompagnement individualisé, sous forme de coaching, de personnes volontaires afin de les aider à élaborer un nouveau projet professionnel concret sur la base d’une contractualisation initiale. Pour plus de précision, il faut rappeler cette définition de la société française de coaching : « le coaching professionnel est l’accompagnement de personnes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoir-faire dans le cadre d’objectifs professionnels. Il est défini dans le temps et permet au coaché d’obtenir des résultats concrets tout en préservant son autonomie dans l’exercice de son activité professionnelle ».
Il est intéressant de constater que ce nouveau centre de gestion fait appel à des prestataires d’entreprises de formation privées, non seulement pour coacher les personnels hospitaliers, soignants ou non, mais surtout pour former à leur tour des fonctionnaires du ministère de la santé à cette nouvelle technique cognitive qui a le vent en poupe, qui flirte, pour ne pas dire qu’elle s’assimile à certaines psychothérapies, même si le cadre professionnel et la finalité diffèrent normalement d’un dispositif plus nettement « psychothérapique ». Car le coach doit avant tout permettre une ouverture sur l’extérieur en étant vigilant à respecter le cadre strictement professionnel de son intervention et à se cantonner à ce qui est réalisable.
Il ne m’appartient pas de juger de l’opportunité de la création d’un tel organisme public, ni de supposer qu’il soit mal venu ou qu’il ne puisse permettre d’aider des professionnels en difficulté dans leurs carrières, mais elle illustre la reconnaissance officielle de l’efficience du coaching dans l’appareil d’état, la puissance de conviction qu’il véhicule, sa prégnance toujours plus grande dans les mentalités en particulier celle des valeurs cognitives qui le fonde, enfin nous pouvons craindre légitimement son instrumentation pour la politique de management des responsables médicaux et administratifs dans les établissements sanitaires, formés de plus en plus à une recherche d’efficacité, de réussite comme dans une entreprise bien qu’il s’agisse du milieu public hospitalier, tout en faisant miroiter une meilleure gestion humaine. Voilà de quoi influencer profondément les esprits et sans doute plus à la gestion tout court qu’aux soins. Les ressources humaines sont devenues indispensables, elles font partie de la bonne gouvernance. Leurs directives avant tout gestionnaires s’insinuent dans des milieux associatifs et, comme j’ai pu l’entendre de la bouche de plusieurs patients, elles s’immiscent dans certaines organisations humanitaires non gouvernementales dont le recrutement en passe par la même approche.
Le coaching, paradigme d’un cognitivisme arrogant et agressif, connaît un succès considérable. Les coachs ont envahi la vie des entreprises et de toutes les institutions via les organismes d’évaluation et de formation tous alignés à ces conceptions cognitives. Ainsi, il devient évident que chacun pourrait bénéficier de l’accompagnement d’un coach, véritable guide d’une réponse adaptée à chaque problème et qui prodiguerait des conseils pour tous, certes très orientés, mais présentés comme très rigoureux, au-delà de tout soupçon manipulatoire et dans un souci d’améliorer les conditions de travail, le professionnalisme, la qualité des prestations dans un souci de respect démocratique. Comment serait-il possible de mettre en question leur probité et supposer qu’ils servent surtout les objectifs financiers de l’institution concernée ? Peut-être y aurait-il après tout des formes de coaching variées, suivant les conceptions des coachs eux-mêmes ? Qu’une entreprise ait des visées de productivité s’inscrit dans sa logique de profit et de survie, mais que n’importe quelle institution aille dans ce sens, que ce soit devenu la règle doit faire réagir. Les coachs sont devenus ces sortes de nouveaux praticiens qui aident à formaliser des projets, individuels et collectifs, surtout stratégiques pour l’institution. Ils sont de plus en plus reconnus socialement comme aptes à servir d’étayage pour surmonter les manques et les insuffisances. Les voici d’ailleurs prêts maintenant à diriger nos vies, nos choix non plus professionnels mais aussi personnels, véritables vecteurs de la réussite de nos existences pour les rendre plus efficaces et plus conformes ! Finies les angoisses grâce à ces coachs qui se défendent pourtant d’être des psychothérapeutes tout en proposant des recettes psychologiques explicatives et performantes. Quoi de plus prometteur pour réussir sa vie et son parcours professionnel ? Un article récent paru dans Le Monde (3) en donne un témoignage édifiant. Il y est question du coaching parental pour parents angoissés. C’est désormais un relais au coaching des difficultés scolaires des enfants, dans le même ordre d’idées que la mise en place de l’école des parents se donne comme finalité d’aider les parents dans leurs difficultés. Certains coachs préconisent des solutions, des modes d’emploi pour la réussite : recettes, conseils, outils et techniques sont prodigués pour apprendre à mieux écouter. Le plus significatif concerne alors l’atteinte des objectifs qui prévaut sur le sens que prend le projet pour celle ou celui qui en est demandeur. L’inconscient est évacué et le sujet de l’inconscient envolé ! Ce sont ces mêmes miroirs aux alouettes dont les magazines se délectent usuellement pour répondre aux besoins et aux demandes de leurs lecteurs considérés comme de plus en plus désemparés par les tracas de l’existence.
Machines programmables
Ce phénomène de profusion de projets de tous ordres et si prometteurs traverse la société dans son ensemble. Il atteint les institutions qui jusqu’à présent avaient conservé le double souci, d’une part de ne pas traiter les sujets humains en machines programmables et programmées et d’autre part de ne pas uniquement envisager le collectif des protagonistes concernés (professionnels et personnes en question) comme un système d’organisation à réguler par l’étude généralisée des principes de leurs interactions, au titre d’une meilleure maîtrise de communication des informations et pour mieux servir les projets et objectifs de ces institutions. Si bien que les institutions sociales, médico-sociales et sanitaires se mettent au diapason des entreprises. J’ai pu le mesurer au fil de ma pratique, d’abord durant une longue période d’exercice en secteur psychiatrique, m’étonnant, les années passant, qu’il ne puisse plus être question d’un patient sans que ne soit exigé un projet thérapeutique en bonne et due forme, c’est-à-dire qu’il était quasi-préconisé de joindre l’écrit à la parole, de contractualiser comme si c’était devenu une obligation quasi-légale qui ne tenait plus compte du dispositif transférentiel, du temps logique de construction du projet, de son caractère éminemment personnalisé. Les incidences des dispositions légales concernant les droits des malades se sont manifestées aussi dans cette propension à établir des contrats écrits, comme pour mieux parer à la judiciarisation galopante, censés donner plus de crédibilité au projet de soins tout en discréditant par la même occasion la parole qui circule dans le pacte transférentiel. J’en ai également fait le constat en tant qu’intervenant dans différentes institutions sociales (centre d’hébergement et de réinsertion sociale, centre d’accueil de personnes sans domicile fixe, espaces d’insertion ….) où la contractualisation des projets (tel feu le revenu minimum d’insertion) est devenue incontournable. Pour le citoyen non averti, il y aurait bien au contraire des gages supplémentaires d’objectivité, de techniques scientifiques rationnelles et un effort apparent de démocratie en marquant noir sur blanc ce qui est proposé pour respecter les engagements pris par les usagers et les professionnels, à parts égales ! Et pourtant…. !
Pour ce qui a trait au secteur médico-social, la logique se décline de façon identique. Il est touché à son tour par les exigences légales, les droits des usagers, les critères de qualité, d’évaluation, les restrictions budgétaires, les objectifs, les projets, les missions à justifier et spécifier…Encore une fois, il est incontestable qu’une institution, quelle qu’elle soit, nécessite une politique, une cohésion, un budget, des fonctionnements démocratiques et même des projets, mais quelles réflexions le clinicien peut tirer de ce qui se déploie comme priorités vis-à-vis des personnes prises en charge dans une institution médico-sociale quand elles semblent guidées par des prérogatives d’économie budgétaire ? Devons-nous nous résoudre à ce que le soin et l’aide à apporter dans le social doivent être avant tout orientés dans ce sens ? Quel crédit un clinicien psychanalyste peut-il accorder à cette prégnance cognitiviste qui accrédite la prévalence gestionnaire ? Comment s’en débrouiller en gardant une certaine éthique ? En guise d’illustration, je m’appuierai sur mon expérience clinique et institutionnelle en cours, en tant que médecin directeur d’un centre médico-psycho-pédagogique faisant partie d’une association à but non lucratif, régie par la loi de 1901, dans le champ médico-social ; association qui regroupe divers établissements (pas seulement des CMPP) pour enfants, adolescents et adultes. La lecture engagée et partisane que je propose vise à analyser les raisons de ce déferlement de projets sans mettre en cause la probité des responsables de cette association (ce qui n’exclut pas la responsabilité personnelle de leur engagement professionnel).
CMPP et « bientraitance »
Pour rappel, les centres médico-psycho-pédagogiques, centres de consultations, de diagnostic, de soins, non sectorisés, ont été créés il y a plus de 50 ans en concertation avec le ministère de l’Education nationale dans le but de soigner et d’aider des enfants, des adolescents et leurs familles. Ils ont contribué à augmenter considérablement, surtout à partir de 1970, les possibilités de soins ambulatoires. Une équipe pluridisciplinaire les compose puisqu’il est question de thérapeutique médicale, de rééducations médico-psychologique et aussi psycho-pédagogique dès leur mise en place. Il est capital de souligner que ce maillon essentiel supplémentaire aux secteurs de psychiatrie infanto-juvénile a été jusqu’alors une institution où la plupart des thérapeutes, psychiatres, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, psycho-pédagogues étaient formés par la psychanalyse et vigilants à traiter les patients dans leur singularité, en intégrant leur symptôme dans leur dynamique familiale, tout en prenant en compte leur environnement social et tout particulièrement le milieu scolaire souvent à l’origine de la démarche familiale de consultation.
Or, les CMPP de même que d’autres établissements médico-sociaux sont désormais invités à appliquer les dispositions légales que sont principalement les lois du 02/01 et du 04/03/2002 (règlement de fonctionnement / charte des droits et libertés relative aux droits du malade / l’accès au dossier médical…). Ce qui importe et ce sur quoi je mettrai l’accent concerne la première de ces lois qui prévoit une évaluation interne. Je cite : « les établissements….procèdent à l’évaluation de leurs activités et de la qualité des prestations qu’ils délivrent, au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes pratiques professionnelles validées ou, en cas de carence, élaborées, selon les catégories d’établissements ou de services, par un Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale, placé auprès du ministre chargé de l’action sociale. Les résultats de l’évaluation sont communiqués tous les cinq ans à l’autorité ayant délivré l’autorisation ». Il est stipulé que ce conseil national a pour mission de développer une culture de la bientraitance. Cette évaluation interne repose sur des principes : une démarche de participation et d’appropriation qui doit être intégrée et structurée impliquant les professionnels et particulièrement les instances décisionnelles et administratives ; une démarche projet sur la base d’un trépied projet / qualité / évaluation ; une démarche éthique et déontologique. Pour le professionnel citoyen, en démocratie la loi s’applique à chacun, les responsables de l’institution indiquent les décisions à appliquer et il s’agit de les intégrer à sa pratique. Il n’empêche qu’il y a de quoi méditer. Qu’une institution se saisisse de procédures à respecter et que ce soit l’occasion de réfléchir, de remettre en question les modes d’exercice en cours voire de mobiliser les intervenants qui occupent diverses fonctions pour relancer une concertation, un débat, des liens de travail, n’est pas contestable. Cela présente beaucoup d’intérêt. Mais, ce qui inquiète les praticiens de cette association, ce sont un certain nombre d’éléments. En premier lieu, il a été fait appel à une entreprise de formation qui oriente nettement les questionnaires, les procédures et qui, tout en appliquant les méthodes que j’ai mises en exergue à propos du cognitivisme, induit habilement des discussions pour arriver à sérier les questions susceptibles de faire progresser l’évaluation interne, en incitant les cliniciens des CMPP à raconter leur pratique tout en les faisant participer à la modifier et en cherchant à y substituer un esprit clinique qui s’appuie sur leur propre savoir-faire, qui est sans conteste plus proche d’une clinique du comportement, de l’évaluation statistique (comme le DSM), de l’approche cognitive que de la lecture psychanalytique. La méthodologie avancée influence nettement l’esprit de l’évaluation interne, elle oriente les résultats à l’avance, elle se fonde sur une élaboration écrite, ce qui est usuel. Mais comment un évaluateur totalement étranger au métier du soin (encore que de nouveaux psychologues sont formés au cognitivisme d’entreprise et travaillent dans ce sociétés de formation et de conseil) peut tenir compte et prendre la mesure de la clinique et de l’incontournable et indispensable dimension du transfert qui la sous-tend ? Comment peut-il entendre la dimension du Réel, celle de l’impossible, ce qui échappera inévitablement au projet le mieux ficelé qui soit ?
Il faut préciser que l’évaluation interne est mise en place actuellement par 60% des établissements du social et du médico-social et que l’association que j’évoque n’est pas une exception. Pour cette dernière, les dirigeants ont estimé, très probablement à juste titre, n’ obtenir et garantir des crédits de la part des tutelles, qu’à condition de suivre leurs directives : définir un projet d’établissement, souscrire à un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (ce qui relève d’un acte volontariste) qui assureraient, moyennant la démarche d’évaluation interne et une future évaluation externe, crédibilité, prise en considération et financement. Autrement dit, c’est un choix stratégique, sans doute inévitable, mais qui se moule dans l’idéologie ambiante d’entreprise. Il n’est pas fortuit que le même délai de cinq ans soit fixé pour le temps de l’évaluation interne et du contrat pluriannuel. Ajoutons que cela engage l’association que j’évoque à une obligation de résultats, soit une rentabilité au bout de ces cinq années – mais à quel prix de réaménagements du travail clinique, de restriction de personnels, de moindre prise en compte attentive du cas par cas des situations cliniques ? – alors que les tutelles ne s’engagent qu’à une obligation de moyens. Le système du projet est un procédé qui aboutit à une tarification à l’acte dont le financement ne sera assuré que si le résultat obtenu est conforme aux normes fixées par les indicateurs de références. Pour compléter le tout, le débat est en cours à l’Assemblée nationale à propos de la loi « hôpital, patients, santé et territoires ». L’abandon des conventions qui fixaient le statut, les conditions de travail des professionnels des CMPP serait prévu. Les remaniements prévus semblent de nature à compromettre la qualité des soins (qualité pourtant si préconisée) et à redéfinir le travail thérapeutique qui jusqu’ici pouvait donner place au discours analytique en circularité avec d’autres discours ; ce qui ne manque pas d’inquiéter les cliniciens.
Une course folle
In fine, je ne crois pas qu’il soit exagéré de dire que les institutions, même les plus sensibles aux difficultés humaines, sont prises dans une course folle à la compétition ravageuse, aux lois impitoyables de la compétitivité du marché. Elles ont emboîté le pas curieusement aux entreprises pour lesquelles nous ne saurions contester que le profit est la finalité première, y compris pour assurer et développer les emplois. J’ai cherché à mettre en exergue, de ma place de clinicien ayant l’expérience d’institutions soignantes et sociales, les dangers de la dissémination de techniques de management fondées sur le cognitivisme dans ce type d’institutions, car elles reposent sur un scientisme au service d’une marchandisation du soin et du social et elles pervertissent à mon sens l’éthique clinique et même celle du travail social, sous forme d’un pullulement de projets qui promeuvent une personnalisation, un intérêt individuel, mais qui s’inscrivent surtout dans la mouvance de cette recherche de rentabilité. Cette logique implacable connaît un succès considérable, semble devenue la norme pour les plus hautes instances politiques et se répand à tous les niveaux de responsabilité institutionnelle. Son processus se déploie et les cliniciens sont happés, ne pouvant en échapper de par leur implication professionnelle. Aussi, il est important qu’ils méditent sur leur responsabilité clinique, citoyenne et politique.
Sur le plan clinique, il n’est pas possible de ne résumer sa pratique qu’à une mise en oeuvre de méthodes, de techniques et de procédures, et de n’être collé qu’aux référentiels issus de conférences consensuelles en faisant l’impasse de réfléchir à leurs déterminations et à leurs impacts. Pour un clinicien confronté au quotidien à la relation avec des sujets, la dimension de leurre de cette recherche d’organisation, de gouvernance, de formation permanente toujours plus aboutie participe d’une méconnaissance, quand ce n’est pas d’un déni du transfert et de ce que Lacan appelait le Réel ; notions forcloses des idéologues du cognitivisme, du comportementalisme, de la communication toute, du coaching.
Il en est de même pour les travailleurs sociaux très souvent au fait des changements délétères qui s’opèrent dans les institutions sociales et médico-sociales, à qui il est demandé de pallier des carences multiples et parfois aussi de se transformer en cliniciens au fur et à mesure des restrictions d’admission et de suivi dans des lieux psychiatriques.
Le cadre et le tempo imposés par des projets d’établissement sont essentiels et coincent les praticiens. Il n’y a pas d’autres solutions pour les contrecarrer, en espérant les aménager, de défendre des valeurs éthiques essentielles, en particulier en continuant de s’occuper des individus en les traitant en sujets, sans verser dans la gestion et le comptage de leur valeur marchande. Déserter les institutions plutôt que de s’y maintenir en cherchant à participer à leur subversion me paraît la solution la plus néfaste. Contribuer à valoriser le travail de la parole et le savoir clinique est capital pour répondre aux propos d’un directeur d’association rapportés dans un article (4) lu dans la revue Lien social. Il reconnaissait que l’évaluation interne constitue un outil de contrôle des tutelles, mais ajoutait-il, « elle permet surtout à chacun de participer, de s’exprimer, de prendre conscience de l’importance de la traçabilité, de quitter la culture de l’oralité pour aller vers celle de l’écrit ».
Je ne crois pas non plus que les cliniciens qui ne sont pas séduits par cette déferlante soient isolés. Il existe encore des responsables d’associations, des fonctionnaires ministériels, des esprits critiques de tous bords issus de disciplines diverses, également scientifiques, qui ne sont pas dupes de cette marchandisation galopante qui dicterait sa loi jusqu’à indiquer les bons items, les pratiques orthodoxes et stéréotypées.
Mais une question de fond persiste : pourquoi cette vague de recours à des réunions d’experts, des comités de pilotage, des accompagnements par des coachs qui viendraient fixer des références rassurantes pour gommer au maximum ce qui fait aporie ou manque, si ce n’est par un double souci de maîtrise et d’objectivation ?
Qu’est-ce qui malmène la parole à ce point pour que nous ne lui accordions plus crédit et que nous en appelions à des normes écrites ? Est-ce lié à un discrédit de plus en plus établi du Maître, celui qui occupait une place d’autorité et à partir duquel les références qu’il déterminait endiguer cette multiplicité de références qui se répandent et auxquelles nous sommes de plus en plus sensibles, au nom d’une égalité des possibles et d’une liberté individuelle exacerbée ? Y a-t il un malaise dans la légitimité de la démocratie comme l’interroge Pierre Rosanvallon dans un ouvrage récent (5) ? Sommes-nous dans une dérive ou dans l’élaboration d’une mutation de la démocratie ? Cet auteur souligne dans l’évolution historique de ce régime, en France particulièrement, combien tout pouvoir élu démocratiquement est désormais contesté, car il aurait non seulement à prouver sans relâche sa légitimité mais il serait de plus en plus à l’épreuve des nouvelles modalités de la vie démocratique : par exemple les forums de démocratie participative ou les conférences de consensus tellement créditées de fournir les indicateurs objectifs pour les institutions. Mais si nous prenons en compte l’incidence fondamentale du discours capitaliste tel que Lacan l’a écrit il y a plus de trente ans et qui nécessite probablement d’être retravaillé car le capitalisme a aussi changé, nous pouvons mieux mesurer ce que la vie institutionnelle dévoile : une prolifération de projets comme de véritables objets de consommation sur le marché. Quels effets et quelle intrication alors avec le discours du maître, qui continue de circuler comme dans les institutions de tous ordres, qui constitue toujours la structure même de la parole et de l’énonciation, mais dont il faut bien dire que la place d’agent, celle du S1, n’est plus occupé par le même maître, sans doute celui du pouvoir économique ?
Régime démocratique
J.P. Lebrun rappelait à bon escient, lors de journées récentes à l’Association lacanienne internationale consacrées aux institutions, que sans l’inscription sociale dans un régime démocratique, il n’y aurait plus d’exercice de la psychanalyse. Les glissements progressifs de l’ultralibéralisme, vers une société du profit sans scrupules quant aux disparités socio-économiques à travers le monde, mettent en danger le socle social sur lequel des démocraties se sont fondées et construites au fil du temps. Dans un registre, certes différent des régimes communistes qui ont causé les ravages que nous connaissons, les dégâts prolifèrent. La crise mondiale actuelle du capitalisme est plus qu’un avertissement sur cette dérive catastrophique. Il n’en demeure pas moins que nous repérons à l’échelle de ce que j’ai relaté sur la tyrannie des projets que les mécanismes les plus subtils d’un discours capitaliste sans limites, conduisant à développer toujours plus d’objets de profit et de jouissance à tout prix, ont infiltré les institutions, y compris celles qui étaient jusqu’à présent des remparts à la marchandisation des individus. Il y a de quoi s’alarmer sur l’avenir de nos démocraties. Aussi, les psychanalystes et les praticiens en général ne peuvent fermer les yeux devant ce démantèlement programmé des institutions qui ne remet pas seulement en question les conditions de leur pratique mais les fondements démocratiques grâce auxquels leur exercice est possible. Je fais partie de celles et ceux qui s’en préoccupent et qui considèrent en participant à la vie institutionnelle qu’il y a de quoi bien réfléchir à notre responsabilité politique. Nous sommes aussi des citoyens qui avons à faire preuve de vigilance par rapport aux valeurs politiques qui favorisent cette pente cognitiviste fort inquiétante quant à l’avenir de nos démocraties. Dans ces temps de crise économique et financière mondialisée, nous ne sommes pas à l’abri de retours de bâton dans le Réel sous forme de régimes beaucoup plus musclés.
Si cette lecture est juste, nous pouvons en effet nous demander en quoi l’action collective est de plus en plus en difficulté. Il n’est pas si sûr qu’elle soit si en panne, mais qu’elle se disperse, à l’instar de l’évolution de la vie institutionnelle et de ses avatars. Il est clair que la fonction de l’institution perdant de sa légitimité, c’est son organisation structurale interne, la disparité des fonctions et des places, bref son fondement symbolique qui sont atteints.
(1) F. Dubet, Le déclin de l’institution, Le Seuil, Paris, 2002.
(2) A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1999.
(3) M. Laronche, « Le coaching parental, nouveau marché pour parents angoissés », Le Monde, 17/03/09.
(4) K. Rouff, « L’évaluation interne : une démarche pour valoriser les pratiques », Lien social, 19/03/09.
(5) P. Rosanvallon, La légitimité démocratique -impartialité, réflexivité, proximité -, Le Seuil, Paris, 2008.