Aurore HOANG-DI RUZZA – intervention au CHRS LES CLAIRRIERES en juin 2015
Trente pour cent des personnes dans l’errance sont des enfants devenus adultes de l’aide sociale à l’enfance. Ce chiffre alarmant interroge sur nos modalités de prises en charge institutionnelles et sur les impasses de ces sujets en déshérence. Quelques auteurs se sont risqués à mettre en lumière les dysfonctionnements de nos institutions et les dérives des modalités de certains placements.
Le travail de Maurice BERGER et notamment son ouvrage sur « l’échec de la protection de l’enfance » nous renseigne sur les effets ravageurs de certaines décisions sous tendues par des idéaux sur le maintien des liens familiaux. Myriam DAVID de son côté dans son livre « le placement familial » nous apporte un vif éclairage sur Les effets sur le psychisme des enfants quand il rencontre et pratique les « pathologies parentales ».
WINNICOTT a décrit lui aussi les incidences de ce qu’il a nommé « la déprivation » terme qu’il a adjoint à celui de « délinquance » dons son ouvrage « déprivation et délinquance ». Nous pouvons citer aussi au passage les travaux d’Alice MILLER sur l’enfant sous terreur ou de S. FERENCZI… et d’autres.
Ce préambule pour introduire le fait que ces questions des effets des traumatismes précoces ne sont pas nouvelles et que ces travaux sont précieux pour celui qui se lance dans un travail éducatif, psychothérapeutique, psychanalytique avec ces enfants de l’aide sociale à l’enfance devenus des adultes en quête d’un « Heim » pour reprendre ce que nous a transmis Charles MELMAN à ce sujet.
Les traumatismes précoces sont liés à l’histoire de chaque enfant, d’une première rencontre avec des autres dans l’impossibilité de lui creuser une « place d’où parler » et d’une annulation d’une subjectivité en devenir. Rabattus à un rang d’objet mal traité, d’objet sexuel consommé, ces enfants sont abandonnés à cette position par leur environnement.
Leur parcours peut s’avérer chaotique, devenus adultes cette position insiste et se répète, les lieux d’accueil de placements et les institutions se sont simplement juxtaposés sans qu’un fil puisse se dessiner. L’inscription sociale est de fait hors d’accès et la précarité pour certains devient réelle.
Nous pouvons alors nous demander comment accueillir ces populations précarisées ET de quoi sont-elles « en précarité » ?
Ma pratique en cabinet privé avec des enfants et des adolescents relevant de l’aide à l’enfance m’a enseigné que ce dont ils sont « en précarité » c’est d’un lieu d’adresse, d’un interlocuteur qui consente à incarner ce lieu jusque dans sa dimension réelle si nécessaire.
À défaut de la mise en place de ce lieu d’adresse, l’enfant reste à l’arrêt, arrêté à une position d’objet à laquelle il a été réduit par les premiers autres qui tenaient pour lui une position d’autorité.
C’est ici que je situerai le traumatisme précoce, celui d’avoir été privé d’un lieu d’accueil, d’une place pour qu’une parole puisse advenir, pour qu’un enfant devienne sujet de sa parole. Les manifestations de ces enfants viennent dans la majorité des cas signer ce défaut de recours à la parole. Sans parole, il n’y a pas de construction possible, pas d’historicisation d’un passé dans le présent et pas de perspectives d’un à venir non plus.
Si chaque cas reste singulier, la pratique avec ces enfants nous enseigne d’une manière « directe » sur les effets ravageant de cet arrêt et son rabat fréquent et sans appel sur l’évènement traumatique (abandon, séparation, maltraitance de tous ordres, exil…),
L’enfant immature pour le traiter reste aux prises avec la dimension réelle de l’évènement, pas d’imaginaire qui puisse inviter à imaginariser, pas de mots non plus qui tiennent une fonction symbolique. Devenu adulte, cet arrêt insiste, parfois dans un double mouvement celui de se maintenir à l’état de néant (anéanti) et dans un même temps – et c’est l’hypothèse que je pose, un ultime appel – à un regard, une oreille… à une attention vide prête à accueillir ce qui est juste montré, agi et qui ouvrirait la voie à une parole.
Ces enfants et ces adultes lorsqu’ils nous sont adressés, s’ils disposent de mots, sont frappés d’un mutisme quasi « structural » qui peut se décliner sous différentes formes allant d’une extrême agitation, d’une paupérisation du langage, à un corps qui nous est présenté dans une inertie et une déchéance presque palpable.
Ce mutisme ne vient pas pour autant signer une absence de mots mais une non-articulation de ces mots à un Autre qui tienne lieu d’adresse. Ces enfants ont grandi dans des univers ou la parole n’avait pas droit de cité et laissait place aux coups, à la terreur, à la néantisation de la fonction symbolique du langage. À défaut de pouvoir se faire entendre dans leur singularité, ils se taisent et incarnent réellement la déchéance dont ils ont été l’objet.
Nous oublions souvent que lorsqu’ils sont placés, déplacés dans un autre lieu, ils ont ébauché un type de lien particulier avec les premiers autres en charge de leur « éducation ». Et si un placement déloge un enfant d’une position d’objet réel de ses parents et lui apporte une bouffée d’air, il ne garantit en rien pour lui une place d’où parler. L’imaginaire des lieux de placements et des institutions peut conduire à réitérer cette absence de lieu d’adresse et renforcer sous une autre forme des traumatismes précoces. Placer un enfant est un acte parfois nécessaire, lui donner une place et l’aider à devenir un sujet est d’un autre registre qui nécessite des conditions rigoureuses.
Car quelles incidences pour ces enfants devenus adultes ou non de cette première rencontre avec des premiers autres dans l’impossibilité de leur ouvrir le chemin de la parole voire de leur transmettre sa destitution ?
Elles sont encore une fois singulières et dépendent de la qualité des rencontres ultérieures pour ces enfants. Néanmoins lorsque ces enfants se mettent à parler après plusieurs tours pendant lesquels ils mettent sévèrement à l’épreuve la fiabilité de leur interlocuteur jusqu’à interroger ses points les plus profonds, ils vous livrent ce qu’ils appellent souvent « ne pas faire confiance », leur méfiance à l’égard des autres et une sensitivité extrême.
Ces quelques points non exhaustifs de la clinique des enfants et des adolescents placés me semblent pour autant un tournant décisif dans le travail avec eux. En ce sens qu’il n’est pas rare que le transfert lorsqu’il est en place s’inscrive en négatif et que les mouvements de haine viennent au premier plan. Ce moment est, à mon sens inaugural et important d’être repéré pour celui qui s’engage dans ce travail. Ce sont les premières ébauches de ces enfants, versus haine, qui sont adressées.
Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’enfant dans ce temps vient interroger ses interlocuteurs du moment sur leurs modalités de réponses. Vont-ils eux aussi verser dans la haine, les coups, la terreur ou sont-ils suffisamment arrimés au langage pour creuser un écart. Ses manifestations émergent souvent dans des temps de franchissement, à l’entrée dans l’adolescence, voire au moment ou un jeune adulte est aux prises avec son inscription sociale.
Soutenir ces transferts engage celui qui s’y prête, le seul fil à tenir est – il me semble — cette hypothèse d’un sujet à venir. Nous ne sommes pas loin avec certains enfants et certains adultes précarisés d’un travail de « réanimation psychique ». La relance est de notre côté et devient la seule possibilité pour ces sujets en hypothèse de se constituer un Autre accueillant.
Les traumatismes précoces interviennent dans un temps ou l’enfant compte tenu de son immaturité ne dispose pas de leviers singuliers pour lire les évènements qui font effraction (et fraction) dans son corps. l’éprouvé reste du côté du réel, hors symbolisation et donne parfois lieu à des moments « d’inquiétante étrangeté ». La peur « d’être fou », l’intime proximité avec un fil, un bord qui pourrait les engloutir en sont les marques. Réintroduire du symbolique dans un nouage via l’imaginaire au cours d’un travail psychanalytique leur ouvre la voie d’une mise en place d’une fiction et leur permet d’opérer parfois une réécriture de ce qui ne cesse d’insister pour eux.
L’analyste est convoqué pour relancer une subjectivité à l’arrêt. L’accueil fait aux manifestations de tous ordres de ces enfants et de ces adultes est primordial. La lecture qu’il opère au fil des séances sert d’appui à l’émergence de signifiants, de nouveaux signifiants pour l’enfant.
Les enfants traumatisés peuvent se présenter comme « vides » là où ils sont souvent remplis des projections mal traitées de leurs premiers autres. Ils sont comme nous l’enseigne S. FERENCZI « innocents et coupables » des transgressions dont ils sont les objets. Leur appréhension du monde et des limites à ne pas franchir en sont lourdement sanctionnées.
La pente pour ces enfants et ces adultes de s’enfermer dans des positions de victimisation et d’objets du social est mesurable dans nos institutions.
La tâche de nos institutions, de chaque membre des institutions, notre tâche peut-elle se décliner comme un trajet à faire, pour défaire parfois et re… faire autrement avec ces enfants ou du moins leur permettre de relancer leur trajet là où ils se sont arrêtés ?
C’est une tâche complexe qui nécessite pour chacun d’y engager sa subjectivité et son désir. C’est à cette condition, me semble-t-il, que nous permettons à ces enfants de s’arrimer à un autre discours et de se déprendre du « flou » dans lequel ils ont baigné.
Nous saisissons aussi en quoi notre responsabilité est engagée et en quoi manquer à l’appel peut réduire ces enfants au réel de leurs manifestations.
Nous pouvons relever de fait en quoi un enfant en premier lieu objet réel de ses parents, délogé de cette position par un placement qui ne lui ouvre pas de lieu d’où parler peut à l’adolescence être aux mains de la protection judiciaire de la jeunesse et si aucune issue ne tient lieu d’arrêt à nouveau se retrouver en déshérence et manquer une inscription sociale. A-S-E et P-J-J restent des lettres mortes…
Pour autant son trajet continu dans d’autres institutions et pour un certain nombre dans ces lieux qui accueillent des populations précarisées réellement.